La journée de Dat
Dat a 13 ans, il est sourd. Il est pensionnaire à l'école spéciale des sœurs de Saint Paul de Chartres, à Buon Ma Thuot, depuis qu'il a trois ans. Sa famille, habitant les Hauts-Plateaux, n'avait pas les moyens de lui offrir des études. Ses parents vivent dans un village minuscule, dans les montagnes, à plus de soixante kilomètres de la ville.
Ils cultivent un peu de riz et de légumes pour faire vivre les huit enfants, un peu de café pour vendre. Les plus âgés des frères de Dat cultivent la terre au village avec les parents. Les plus jeunes sont à l'école publique. Dat a un parrain en France, grâce à qui il mange chaque jour. Sans ce parrain du bout du monde, il n'aurait pu suivre les cours à l'école spéciale Vi Nhan.
Nous allons suivre une de ses journées…
5h30 : Dat quitte son lit, en même temps que les 50 garçons du dortoir. Le brouhaha, juste à côté, indique que les filles en font autant. La sœur qui dort dans la même pièce les active. Il replie la paillasse sur laquelle il a dormi. Les nuits sont douces, il fait presque toujours chaud à Buon Ma Thuot. Les yeux encore plein de sommeil, il suit le mouvement vers les lavabos. Chacun prend sa brosse à dent, se débarbouille…
6h : Les enfants arrivent ensemble au réfectoire. On leur sert un repas consistant. Dat reçoit des mains d'un plus grand, dont c'est le service aujourd'hui, un bol de riz et un autre d'une soupe composée de légumes en morceaux avec un peu de viande. Il rejoint ensuite la cour de récréation et entame, avec quelques copains, une partie de foot qui sera interrompue par le signal des cours. Sœur Elisabeth sort à son tour, et bat le rappel en frappant sur un énorme tambour, dont les vibrations se font sentir jusque dans le sol.
7h : Dat est en classe. A 13 ans, il n'est qu'en sixième ; mais les enfants sourds prennent souvent du retard. Chaque mot est décomposé par le professeur, puis répété par les élèves. L'un après l'autre, les dix enfants de la classe répètent, puis écrivent. Dat s'en sort plutôt bien en maths. Il espère, un jour, réussir le bac ; c'est le cas de certains des jeunes de l'école...
9h30 : Comme ses copains sourds, Dat a retiré son appareil pour la récréation. Les appareils qu'on leur donne ne sont pas toujours adaptés, et pour un enfant, le porter sans arrêt est une contrainte.
12h : On ressert presque les mêmes plats, avec quelques variantes, aux enfants. Le réfectoire résonne de cris, on chahute même un peu... Les aveugles et les sourds se mélangent à table dans une ambiance festive. Ce week-end, on servira de la vache kirie avec du pain en plus des plats à base de riz. Un peu d'exotisme français !
13h : Dat est retourné au dortoir. La chaleur est difficilement supportable. Sur sa paillasse, il regarde une revue. Quelques uns discutent, d'autres se sont endormis. Des bruits de voix, à l'extérieur, indiquent que les grands remplissent leurs services de la semaine ; débarrasser la table, faire la vaisselle…
15h : Depuis un quart d'heure, un léger brouhaha commence à monter des dortoirs, signalant la fin de la sieste. L'agitation tire Dat de la somnolence dans laquelle il est tombé. Les cours vont reprendre d'une minute à l'autre. Dat a un peu plus de mal à suivre, cet après-midi. La participation des élèves est essentielle dans les pédagogies adaptées aux enfants sourds ; et Dat est plus intéressé par quelques oiseaux posés dans la cour ! Toutes les classes sont ouvertes sur l'extérieur. Des toits pour la pluie ; mais des ouvertures pour apporter quelques courants d'air et un semblant de fraicheur.
18h : L'étude dirigée a suivi la récréation. La nuit est tombée. Dat commence à avoir faim.
19h : On se retrouve pour le dîner. Quand il y a une fête ou un anniversaire, celui-ci peut durer... Les sœurs savent faire la fête ! Spectacles de danses par les sourds ou concerts par les enfants aveugles animent des soirées mémorables.
20h : Quartier libre avant d'aller se coucher. Dat joue en silence avec quelques copains sourds. Ils se parlent par signes. C'est par signes que la sœur leur intimera l'ordre d'aller au lit...
21h : Tout le monde dort. Les sœurs disent les complies à la chapelle. La fenêtre de sœur Elisabeth restera allumée plus tard, ce soir. Elle révise les compte de l'école...
Si Dat n'obtient pas le bac, il recevra une formation à l'école spéciale. Il existe des cours de poterie, de menuiserie ou de typographie pour les sourds. Les aveugles apprennent le massage, les jeunes filles peuvent apprendre la couture. Avec cela, les jeunes gagnent leur vie... et leur autonomie. Un cadeau rare, quand on est né différent dans une famille pauvre.
Dat se mariera, il aura des enfants. Peut-être retournera-t-il dans sa famille. Grâce à l'école spéciale, il pourra communiquer avec ses parents, il partagera leurs soucis, leur vie, leurs espoirs... Dat ne vivra pas replié sur lui-même, incapable de se situer dans l'espace et de trouver son équilibre (au sens propre!), exclu d'un monde de paroles et de cris, comme prisonnier du silence. Il est libre. Peut-être encore travaillera-t-il en ville, avec la famille qu'il fondera.
Mais il sait déjà qu'il restera proche des sœurs, qu'il retrouvera avec joie ses camarades, sa communauté, chaque fois qu'il le voudra.
Ici, c'est sa maison.